Chaque cas est différent. Depuis le début de l’épidémie, le centre d’appel fédéral reçoit onze mille appels par jour. Nous, on est la deuxième ligne, le Sisu : Service d’Intervention Psycho-Sociale Urgente de la Croix-Rouge. On prend les appels liés aux questions « psy ». À chaque nouvelle décision du conseil national de sécurité, il y a de plus en plus d’inquiétude. C’est du cas par cas.
Je suis en ligne avec un papa. Son fils de quatre ans se réveille deux fois par nuit. Il fait des crises de nerf comme jamais, malgré sa disponibilité maximale. Il a écumé toutes les vidéos de yoga pour enfant sur Instagram et tous les post Pinterest pour construire un château de la Reine des Neiges avec des rouleaux de papier toilettes et des boîtes de sardines. Vingt histoires par jour, une chasse au trésor, troisième cabanes dans le salon et quarante-quatre ateliers dessin plus tard, pour lui, le confinement n’est pas l’occasion d’une recherche intérieure profonde ou le meilleur moment pour (re)lire les quatre mille pages d’À la recherche du temps perdu écrites par le plus célèbre des auteurs confinés, mais une prison domestique ! Il n’arrête pas de s’engueuler avec sa compagne. Ils ne peuvent plus se voir en peinture. Ce matin, il a découvert les bras de son fils couverts d’eczéma. À l’épuisement et au stress, s’ajoutent maintenant l’impuissance et la culpabilité.
Je suis devenue bénévole à la Croix-Rouge par conviction. Je suis psychologue. Ma pratique touche plutôt aux questions de l’enfance. Je n’étais pas familière des situations de stress et/ou post-traumatiques. Je voulais apprendre. Je voulais comprendre. Je voulais apporter ma pierre à l’édifice. L’écoute est la base de la psychologie de crise. Surtout par téléphone. On ne peut pas s’appuyer sur un regard, proposer un sourire ou tenter un geste, même lointain. Ici, il n’y a que la voix. Dans notre monde saturé d’informations visuelles, on sous-estime souvent le son. Mais c’est un vecteur puissant. Pour ne plus voir, il suffit de fermer les yeux. On ne peut pas fermer les oreilles. Le son est partout, tout le temps. Au SISU, la voix est notre outil. Autant pour comprendre à qui on s’adresse que pour déterminer l’environnement dans lequel on se trouve.
Mon jeune papa se juge mauvais père, mauvais compagnon, mauvais tout court. Son angoisse est telle que ses paroles lui brûlent la gorge. Derrière les mots, les émotions. Il est fatigué, anxieux, désemparé. Il étouffe. Il voudrait sortir sans anticiper tous les dangers de contamination qui guettent son fils. Il voudrait hurler. Peu à peu, je remonte avec lui le fil de ses habitudes. Les choses qu’il connaît et qui lui font du bien. Nous avons tous des ressources en nous pour calmer nos émotions négatives. La cuisine, le sport, la musique classique, les massages, je tisse le lien qui le relie à des jolis souvenirs, à toutes ses réussites infimes et quotidiennes qui composent la vie d’un parent… Quelques heures plus tard, il rappellera. Il a fait un long massage à son fils. Le petit s’est endormi en dix minutes. Et le papa aussi.
Alors que je viens de raccrocher, je vois mon collègue qui est en ligne. Il me fait un petit signe : tout va bien ? Je lui renvoie un clin d’œil : oui, ça va. Il sourit légèrement et se concentre sur son appel.
Plus jamais ça. J’ai cinquante ans, une belle carrière d’ingénieur derrière moi et ce que je considérais alors comme une vie heureuse. C’est une crise cardiaque qui tout a changé. Celle de mon voisin. Il y a un an, il est mort dans mes bras. Je me suis promis : plus jamais ça. J’ai commencé à la Croix-Rouge par le secourisme. En intervention, la victime est prise en charge et, une fois dans l’ambulance, ce sont les proches qui restent démunis, seuls avec leurs émotions. La petite musique du « plus jamais ça » a recommencé à tinter. Je me suis porté volontaire au SISU. Je décroche le téléphone. C’est une femme. Elle veut savoir si elle est folle…
D’abord, si je puis me permettre, je vais donner un conseil d’ordre général. Il faut arrêter de regarder les chaînes et les sites d’infos en continu. C’est l’hystérie. N’importe qui deviendrait fou. Au départ du confinement, je ne vais pas nier que j’ai ressenti une sérieuse montée d’adrénaline. Mais aujourd’hui sur le terrain l’ambiance est sereine. Il n’y a pas de horde de malades qui déferle sur les hôpitaux et au SISU le téléphone sonne, modérément. Une bonne nouvelle à partager sans modération sur votre réseau social préféré. D’ailleurs, c’est un challenge pour nous. Il faut rester concentré, disponibles, malgré de longues périodes de latence. Mes amis diraient que je suis d’un naturel optimiste. Ce n’est pas faux. Mais je suis aussi un matheux. Je suis avant tout réaliste.
J’écoute la jeune femme qui souffre d’être isolée sur son lieu de travail. Elle trouve que son employeur ne prend pas assez au sérieux les mesures de sécurité. Il semblerait qu’elle est la seule à s’en préoccuper. Selon ses termes, elle n’est ni « germaphobe » ni « control freak ». Elle supporte très difficilement d’être jugée associable et traitée comme une pestiférée. C’est le comble. Elle se sent seule contre tous. D’où sa question légitime : elle est folle ou ce sont les autres qui sont fous ?
Je suis aussi angoissé par l’épidémie. C’est difficile à gérer. Surtout quand on est isolé. Physiquement, psychologiquement ou socialement d’ailleurs, c’est égal. On ne sait pas combien de temps ça va durer. Il y a de quoi être stressé. Alors si elle est folle de se préoccuper des règles de sécurité, je le suis aussi. On est au moins deux. Et généralement, quand il y a deux fous dans la pièce, ils finissent par bien s’entendre.